Action-CRItique-MEDias [Acrimed] est un Observatoire des médias. Acrimed intervient publiquement pour mettre en question la marchandisation de l’information, de la culture et du divertissement. Acrimed relève également les dérives du journalisme quand il est assujetti aux pouvoirs politiques et financiers et quand il véhicule le prêt-à-penser de la société de marché.
« Désinformation par omission » : ainsi avions-nous qualifié le traitement que BFM-TV et LCI avaient réservé aux manifestations du 21 novembre contre la loi « Sécurité globale ». Qu'en est-il du service public ? Du 15 au 29 novembre, nous avons visionné et écouté deux des tranches d'information les plus suivies sur France 2 et France Inter [1]. Et si les deux journaux n'ont pas fait l'impasse sur le projet de loi et les mobilisations qu'il a suscitées, leur traitement présente plusieurs angles morts.
Dans les deux dernières semaines de novembre, la question de la loi « Sécurité globale » a bien été à l'ordre du jour des journaux d'information de France Inter et de France 2. Mais de quelle manière ? Du 15 au 29 novembre, les journaux de 8h sur la radio publique ont cumulé 3 heures et 52 minutes d'antenne. Sur cette période, la couverture relative à la loi « Sécurité globale » a représenté 14 minutes, soit un peu plus de 6% des journaux au total. Un temps en réalité concentré sur quelques jours : on ne recense par exemple aucun traitement les 22, 23, 24 et 25 novembre – soit les quatre jours ayant suivi la première journée de mobilisation nationale contre cette loi.
Du côté du 20h de France 2, on enregistre sur les deux mêmes semaines une couverture de 46 minutes et 57 secondes, soit environ 8% du temps total des JT (9h48 d'antenne en tout). Là encore, on distingue deux périodes, avant et après l'affaire Michel Zecler le 26 novembre [2]. Les jours précédant cette affaire, le temps consacré à la loi « Sécurité globale » ne dépasse jamais les 3 minutes d'antenne. Du 26 au 29 novembre, on compte une moyenne d'environ huit minutes par soirée. Une durée toutefois loin d'être entièrement dévolue au traitement de la loi « Sécurité globale » en tant que telle, puisqu'elle comprend également la couverture de l'affaire Zecler. Enfin, durant le mois de décembre (non inclus dans notre étude), le temps consacré au projet de loi retombe très rapidement, avoisinant rapidement… le zéro !
Les deux journaux ont donc réservé un temps d'antenne faible en proportion – mais tout de même non négligeable – au projet de loi « Sécurité globale ». Sur le fond en revanche, leur traitement s'est caractérisé par plusieurs angles morts [3].
L'article 24 a été quasiment le seul aspect de la loi traité par les deux rédactions nationales [4]. Les autres dispositions problématiques (surveillance par drones, nouveaux pouvoirs en faveur de la police, privatisation de la sécurité, etc.) bénéficieront d'un temps d'antenne nul sur France 2, et dérisoire sur France Inter.
Dans le journal de 8h, on recense à leur propos un peu plus d'une minute le 17/11 et une dizaine de secondes seulement le 28/11. Et on peut dire que cette grosse minute a été mise à profit ! Le 17, le journaliste ne fait que mentionner les articles 21 et 22, ainsi que deux amendements proposés… par le gouvernement. Le tout emballé dans la philosophie de la majorité :
L'article 21 doit permettre aux policiers en intervention de transmettre leurs propres images pour que leurs directions puissent contrer en temps réel celles de manifestants, de témoins ou de médias qui n'auraient qu'une vue partielle d'une séquence de charge des forces de l'ordre […].
Au moment d'évoquer l'amendement « permett[ant] aux forces de l'ordre d'utiliser si besoin en direct les flux vidéos dans les gares ferroviaires ou les métros […] [et] des bailleurs sociaux dans les halls d'immeuble », le journaliste rassure les auditeurs avec la berceuse gouvernementale :
Dans les deux cas, cela doit permettre des interventions mieux coordonnées entre les agents de la sûreté de la SNCF, de la RATP ou les policiers municipaux et les forces de l'ordre de l'État.
Des présentations bien sympathiques, qui ne feront évidemment jamais l'objet d'une contre-argumentation. Des spécialistes étaient pourtant clairement identifiables, à l'instar de la Quadrature du Net, qui, deux jours plus tard, publiait sur son site une analyse de la loi un tantinet plus inquiète concernant les libertés individuelles…
Onze jours plus tard, le journal d'Inter n'a pas progressé d'un pouce dans sa présentation du projet de loi ! « Une loi qui prévoit d'interdire la diffusion d'images malveillantes des forces de l'ordre, mais aussi des drones ou des caméras embarquées pour surveiller les manifestations » se contente ainsi d'annoncer la présentatrice. Une journaliste politique prend la suite, mais ne détaille pas davantage le fond de ces dispositions. L'opposition à ces dernières étant réduite à une singularité des seuls partis de la gauche radicale : « Le NPA, les communistes, la France insoumise considèrent qu'au-delà de l'article 24, l'utilisation de drones, de caméras de surveillance dans des lieux privés, mais aussi le schéma national du maintien de l'ordre, qui n'est pas dans la loi, doivent être retoqués. » Pourquoi ? On n'en saura rien. Ni que bien d'autres collectifs s'y opposent, au premier rang desquels la coordination « StopLoiSécuritéGlobale »… avec laquelle la société des journalistes de France Inter s'est mobilisée.
Que le mouvement social ait (surtout dans un premier temps) lui-même mis l'accent sur l'article 24 ne justifie pas que le reste de la loi soit passé sous silence par les journalistes. Silence qui interroge : routines de travail ? Manque de temps ? Défaut de spécialisation ? Prisme « professionnel » conduisant à focaliser l'attention sur ce qui concerne seulement les journalistes ?
D'autant plus qu'exposer un projet de loi par le menu semble pourtant bel et bien dans les cordes du journal de 8h de France Inter. Le 18/11 par exemple, la rédaction consacre près de quatre minutes aux différents articles du projet de loi sur le « séparatisme » [5]. Un temps que n'atteindra jamais le moindre sujet sur la loi « Sécurité globale » [6]…
Au cours de la période étudiée, téléspectateurs et auditeurs n'entendront jamais prononcer le nom de cette coordination. Que cette dernière rassemble à l'origine la LDH, l'intégralité des syndicats de journalistes et différentes associations (auxquelles se sont depuis ajoutés une trentaine de sociétés de journalistes, des collectifs de familles de victimes de violences policières, gilets jaunes, exilés, etc. – soit désormais plus de 70 structures), et qu'elle soit à l'origine ou coordonne des appels à manifester partout en France ne change visiblement rien à l'affaire.
En tant que telle – c'est-à-dire en tant qu'acteur collectif majeur au sein de la mobilisation – elle ne sera mentionnée dans aucun des 20h de France 2, ni dans aucun des journaux de 8h sur France Inter durant la période observée !
Fâcheux oubli, a fortiori quand des journalistes en sont partie prenante ! Et qui a pour fâcheuse conséquence de fabriquer une vision à la fois distordue et hors-sol de la contestation sociale. Mieux encore : sur ses quinze journaux de 8h, et à la différence de France 2, France Inter réussit l'exploit de ne jamais faire entendre aucun des membres de la Coordination, même à titre individuel !
Nous reviendrons plus largement dans la seconde partie de notre étude sur le traitement qui fut réservé à l'opposition. Mais soulignons d'ores et déjà un fait marquant : l'extrême suivisme des deux rédactions à l'égard de la communication et de l'agenda gouvernementaux implique que ce qui n'est pas abordé (ou ne fait pas l'objet de réactions) dans le camp de la majorité présidentielle n'existe pas. Ainsi, ne seront par exemple à aucun moment mentionnées les inquiétudes du Conseil des droits de l'Homme de l'Onu et de la Commission européenne [7]. Des contributions et prises de positions pourtant non négligeables dans le débat, provenant de surcroît de sources institutionnelles que France 2 ou France Inter n'ont pas pour habitude de dédaigner…
Comme tout traitement d'une mobilisation par les médias dominants, le parisiano-centrisme des rédactions nationales fait des dégâts. La présidente de Radio France a beau emberlificoter les auditeurs en prônant le « maintien d'un lien authentique avec les habitants sur les territoires » et appeler de ses vœux une « grande plateforme de la proximité » [11. Sibyle Veil atteint dans cette émission (...)' id='nh8'>8], pour le journal matinal le plus écouté de France, point de salut en dehors des frontières parisiennes ! Sur cette radio, l'absence de reportages en régions caractérise en effet la période, à une seule exception près : le 29/11, on entendra une manifestante de Périgueux durant quelques secondes. Pas de quoi remplir les objectifs d'une information dite « de proximité », pas plus que n'y parvient la simple évocation de cortèges défilant ailleurs qu'à Paris, quand bien même cet « ailleurs » serait nommé !
On fait peu ou prou le même constat sur France 2 : hormis le 17/11, où quelques images des manifestations organisées en dehors de Paris sont diffusées, de réels reportages sur les mobilisations et leur construction en région sont introuvables. Le 22, la voix off se contente de signaler que les défilés organisés la veille ont eu lieu dans plusieurs villes et le 28, plus rien n'existe en dehors de la capitale.
Le dernier angle mort concerne les violences policières à l'encontre des manifestants et des journalistes, en particulier indépendants. Si un net tournant est pris dans la foulée de la publication, par David Perrotin et Loopsider, des vidéos du passage à tabac de Michel Zecler, les jours précédents (15-25 novembre) se caractérisent une nouvelle fois par l'absence de traitement des violences policières. Que ces dernières concernent de simples citoyens, des journalistes indépendants et même, dans une certaine mesure, des journalistes venant de médias « classiques ».
Sur France 2, Anne-Sophie Lapix s'interroge le 17/11 sur la possibilité de montrer ces violences policières dans son introduction [9], mais le reportage ignore les nombreuses violences policières de la manifestation du jour même. Le 19/11, soit deux jours après les faits, elle se contente d'un simple commentaire entre deux reportages, informant le téléspectateur qu'un journaliste de France 3, Tangi Kermarrec, a été interpellé et que sa rédaction condamne cette « restriction des droits de la presse ».
Le samedi 21, soit le jour de la manifestation parisienne au Trocadéro, Laurent Delahousse pratique lui aussi le service minimum, ne rapportant que « quelques incidents [ayant] eu lieu en fin de journée ». Sous-entendu : à l'initiative des manifestants. Le téléspectateur ne saura donc rien d'un autre type d' « incident », rien de moins que le nassage… d'une cinquantaine de journalistes. Quant au 20h du 24/11, s'il mentionne bien les violences lors de l'évacuation de la place de la République, aucun lien n'est fait avec la loi « Sécurité globale » ni avec les restrictions qu'elle impose au droit d'informer.
Même tendance du côté de France Inter. Au lendemain du premier rassemblement, le 18/11, le journal de 8h parle d' « échauffourées », sans aucune mention de violences policières, ni du sort des journalistes. Le 19 novembre, c'est un deux poids deux mesures… doublé d'une erreur factuelle ! Florence Paracuellos évoque ainsi la garde à vue du journaliste de France 3, mais se garde bien d'informer les auditeurs du sort des confrères indépendants, en particulier celui d'Hannah Nelson, qui a été elle aussi gardée à vue. Une délégitimation, par le silence, du travail pourtant colossal que fournissent les jeunes journalistes indépendants. Silence qui place de surcroît ces derniers hors du champ « respectable » de la profession, conformément à un souhait formulé de longue date… par le gouvernement. Au moment de mentionner la déclaration de Gérald Darmanin à la presse, dans laquelle le ministre évoque « un journaliste menacé d'interpellation », Florence Paracuellos fait en outre une erreur sur l'identité de ce dernier, parlant une nouvelle fois du journaliste de France 3 alors qu'il s'agissait en réalité de Clément Lanot. Mais là encore, ce dernier n'est « que » freelance : pas de quoi paniquer, donc...
Qu'il s'agisse de désintérêt ou de mépris, le silence à l'égard des indépendants et des entraves qu'ils subissent est une constante dans le journal de France Inter. Pas un mot sur celles qui advinrent par exemple le 21/11, à Paris notamment. Et pour cause : le rassemblement du Trocadéro, comme ceux organisés dans près d'une centaine d'autres villes, ne fera tout simplement l'objet d'aucune couverture, ni le lendemain, ni le surlendemain.
Focalisation quasi exclusive sur l'article 24, parisiano-centrisme, invisibilisation de la coordination « StopLoiSécuritéGlobale », silence sur les violences à l'encontre des journalistes indépendants… Face à un tel bilan, on est en droit de se poser une question simple : mais de quoi les journalistes ont-ils donc bien pu parler ? Suspense… et réponse dans la deuxième partie de notre étude !
Arnaud Gallière et Pauline Perrenot
[1] Le 20h pour la première, qui rassemble plus de 5 millions de téléspectateurs chaque soir. Pour la seconde, le journal de 8h, le plus écouté du pays sur cette tranche avec 2 252 000 auditeurs chaque matin selon les derniers chiffres de Médiamétrie (19/11). Ce qui valut à sa présentatrice les félicitations de Léa Salamé, le jour de la publication des audiences : « La femme la plus écoutée de France, c'est encore et toujours la barock'n'roll, l'exquise, la délicieuse Florence Paracuellos ! C'est vous Florence ! »
[2] Producteur de musique parisien, Michel Zecler a été passé à tabac dans ses propres locaux par des policiers le 21 novembre. Les images de ces violences ont été révélées par Loopsider le 26 novembre.
[3] Si les points suivants ont pu être traités dans d'autres émissions, il est significatif qu'ils ne l'aient pas été dans deux des principaux journaux d'information générale que comptent France 2 et France Inter.
[4] Pour plus d'information sur les dispositions prévues par l'article 24 de la proposition de loi, lire cette tribune cosignée par Acrimed.
[5] Récemment renommé « Projet de loi confortant les principes républicains ».
[6] Un temps vraiment minimal, mais vraisemblablement trop long pour un sans-faute : on relève en effet, au passage, une fake news de taille concernant le CCIF, à propos duquel la présentatrice affirme (sans conditionnel et sans source) qu'il « avait participé à la fronde contre Samuel Paty ». À moins que France Inter ait accès à d'autres sources que celles du Monde ou de Mediapart, rien ne permet de porter une telle accusation.
[7] Lire cet article du Monde concernant les critiques de l'Onu et celui de LCI au sujet du rappel à l'ordre de la Commission européenne. Lors d'une intervention d'une trentaine de secondes le 21/11 dans le journal de France Inter, Julien Bayou mentionne l'opposition du Conseil de droits de l'Homme, mais au détour d'une phrase : pas de quoi considérer que cette position ait fait l'objet d'un traitement à part entière par la rédaction d'Inter.
[8] « L'instant M », France Inter, 17/11. Sibyle Veil atteint dans cette émission le sommet du verbiage marketing.
[9] « Retour en France, plusieurs milliers de personnes ont manifesté aujourd'hui à Paris, Rennes ou encore Lyon contre le projet de loi "Sécurité globale". Ce projet donne de nouveau pouvoir à la police municipale. Il se veut aussi plus protecteur des policiers et gendarmes en interdisant la diffusion d'image permettant de les identifier. Comment dès lors montrer les violences policières lorsqu'elles ont lieu ? »
Nous relayons le texte de la coordination « StopLoiSecuriteGlobale », dont Acrimed est signataire, appelant à une journée de mobilisation nationale le samedi 16 janvier.
Depuis le 17 novembre 2020, l'opposition à la proposition de loi Sécurité globale ne cesse de se renforcer. Initiée par une coalition inédite de la société civile [1], elle a été rejointe et amplifiée par des centaines de milliers de manifestant·e·s, dans plus de 150 villes de France, qui ont bravé dans certains cas les violences policières et les arrestations arbitraires pour dénoncer dans la rue cette proposition de loi, et exiger notamment le retrait de ses articles 21, 22, et 24.
Ce projet porte des graves menaces à la liberté d'informer et d'être informé. Son article 24 vise à dissuader de filmer ou de photographier les interventions policières. L'importance de telles images est pourtant cruciale pour attester des cas de violences policières, comme l'actualité nous l'a rappelé ces dernières semaines :
Le 31 décembre 2020, les forces de l'ordre expulsent violemment un campement de personnes migrantes à Calais. En plein hiver, leurs tentes sont lacérées, afin d'être rendues inutilisables : ce sont les photos de deux journalistes qui ont permis de faire connaître cette nouvelle violation des droits fondamentaux, alors que ces pratiques sont documentées de façon quasi quotidienne par les associations.
Le 3 janvier 2021, une marche commémorait la mort de Cédric Chouviat, mort étouffé des suites d'un banal contrôle policier. Ce sont des vidéos amateur de témoins de l'interpellation, recueillies par les avocats de la famille suite à un appel sur les réseaux sociaux, qui ont permis de démontrer la violence et l'illégalité de l'interpellation.
Le même 3 janvier, une enquête de Mediapart, basée sur l'analyse de dizaines de vidéos amateurs, démontre d'une part des charges et violences policières illégales lors de la manifestation du 12 décembre 2020 contre la loi Sécurité globale et la loi Séparatisme à Paris, d'autre part une communication gouvernementale mensongère sur les interpellations menées ce jour-là, dont la plupart se sont révélées infondées, voire totalement arbitraires.
Le 8 janvier, le journaliste Taha Bouhafs a comparu pour outrage aux forces de l'ordre. Les vidéos de son interpellation, alors qu'il couvrait un piquet de grève, démontrent le contraire. Vidéos qu'il a pu récupérer après que son téléphone a été illégalement placé sous scellé pendant des mois.
À l'inverse, depuis le 6 octobre 2019, la famille d'Ibrahima Bah réclame les vidéos des trois caméras de surveillance qui ont filmé la mort de leur fils et frère, lors d'une intervention de police à Villiers-le-Bel. Mais la justice leur en refuse l'accès.
L'article 24 de la loi Sécurité globale ne vise pas à protéger les policiers, mais bien les violences policières. Et la surenchère sécuritaire du gouvernement ne s'arrête pas là. D'autres dispositions de la loi visent à permettre à l'État et à sa police d'accroître le contrôle sur la population (articles 21 et 22), à travers des outils de surveillance indiscriminés (drones et caméras-piétons), utilisables en manifestation ou lors de contrôles d'identité. La loi dite « Séparatisme » intègre et élargit les dispositions de l'article 24 de la loi Sécurité globale. Et tandis que les propositions élargissant les mesures de surveillance de toute la population ont été votées à bas bruit par l'Assemblée nationale, le Conseil d'État vient quant à lui de légitimer les décrets d'extension du fichage de chacun·e sur la base de nos « opinions » supposées.
Confronté à une mobilisation sans précédent pour la défense des libertés, le gouvernement a opposé une fin de non-recevoir. Les enjeux sont pourtant majeurs. Ils touchent au respect même de l'État de droit, qui suppose le contrôle effectif des pratiques des personnes dépositaires de l'autorité publique par les citoyens, le parlement, la justice et la presse. Les mesures de surveillance de la population doivent quant à elles demeurer l'exception.
En France, la Défenseure des droits, la Commission Nationale Consultative des droits de l'homme, et à l'international, 5 rapporteurs spéciaux des nations unies, et la commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe ont tous vivement critiqué la proposition de loi Sécurité globale. Notre coordination a demandé à être reçue par le président de la République, censé veiller au respect des libertés constitutionnelles. Notre requête est à ce jour restée lettre morte.
Face à la stratégie de l'évitement et de déni, et jusqu'à ce que nos revendications soient entendues, nous nous mobiliserons de nouveau partout en France. Nous marcherons le 16 janvier, et tant qu'il le faudra : pour le droit à l'information, contre les violences policières, pour la liberté de manifester, pour le respect de notre vie privée.
Pour nos libertés.
Signataires :
Acrimed ;
Alternatiba / ANV-COP21 ;
Amnesty International France ;
Association du cinéma pour sa diffusion (Acid) ;
Association des cinéastes documentaristes (ADDOC) ;
Association Heure Bleue ;
Association Paris d'Exil ;
Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne (Attac) ;
Basta ! ;
Black Robe Brigade ;
CFDT-Journalistes ;
Conseil national de la nouvelle résistance (CNNR) ;
Collectif de journalistes Kelaouiñ ;
Confédération générale du travail CGT ;
Droit au logement (DAL) ;
Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et de documentaires (Garrd) ;
Informer n'est pas un délit ;
Justice Pour Ibo ;
Les Amis de la Terre France ;
Ligue des Droits de l'homme ;
Mutilés pour l'exemple ;
Politis ;
La Quadrature du Net ;
Reporterre ;
Reporters en colère (REC) ;
Scénaristes de Cinéma Associés (SCA) ;
Syndicat national des journalistes ;
Syndicat national des journalistes-CGT ;
Syndicat général des journalistes-FO ;
Société des réalisateurs de Films (SRF) ;
Union des clubs de la presse de France et francophones (UCP2F) ;
Union syndicale Solidaires ;
SDJ France 3 National ;
SDJ Mediapart ;
SDJ NRJ Group ;
SDJ Radio France ;
SDJ RFI ;
SDJ Télérama ;
Société des personnels de l'Humanité ;
La rédaction d'Alternatives Economiques.
[1] La coordination rassemble une soixantaine d'organisations syndicales, de défense des droits humains, d'associations, de sociétés de journalistes et des collectifs de victimes de violences policières.
Les « longs formats » de BFM-TV font la part belle au sensationnalisme : fascination pour les puissants, personnalisation, dépolitisation de la politique. Comme dans une série télévisée, l'actualité est romancée, et le journalisme, comme l'information... malmenés.
Dans notre Médiacritiques n°36, nous publiions quelques morceaux choisis de l'émission « Ligne Rouge », estampillée BFM-TV :
Auxquels nous pourrions ajouter pêle-mêle « Inside Trump », « Ligonnès. L'incroyable fausse piste », « Élizabeth II. Les secrets d'un empire », « François Fillon. Après le crash », « Curtis. Chien tueur ? », « Carlos Ghosn. La grande évasion » ou encore « Isabelle Balkany. La taulière ». Mais également « Brigitte Macron. L'influente », « Dupond-Moretti. L'ogre de la justice », « Marion Maréchal. Les ambitions secrètes », ou « Bernadette et Jacques. Les inséparables ». À moins qu'on ne leur préfère le magazine « 7 jours BFM », proposant un répertoire tout aussi varié et non moins exaltant, garanti sans déjà-vu : « Balkany, l'empereur de Levallois », « Carlos Ghosn, les secrets d'une chute », « Boris Johnson. Le manipulateur » ou encore… « Les derniers secrets d'Epstein ».
Une telle maîtrise de la titraille confine à l'exercice de style, et inviterait à la parodie si les sujets ne révélaient pas « l'inanité et l'inutilité sans frontière médiatique du journalisme politique dominant qui, même lorsqu'il dispose d'un format non contraint pour s'exprimer, de temps et de moyens pour travailler, ne sait rendre compte de la vie politique que comme une suite de "coups", et plus particulièrement de "coups de comm'", joués par une poignée de responsables de premier plan. [1] »
Car en effet, chacune de ces enquêtes nécessitent des moyens conséquents. Les formats de 26 minutes requièrent six semaines de travail, divisées entre deux semaines d'enquête, deux autres de tournage, et deux dernières pour le montage. Pour les formats de 52 minutes, on passe à un total de trois mois et demi de travail. C'est ce que raconte fièrement la rédactrice en chef des « long formats », Myriam Alma, dans une confession en tête-à-tête avec sa chaîne. Où l'on prend également connaissance des commandements qui président au choix des « enquêtes » : « Il y a deux principes pour qu'un sujet puisse correspondre aux longs formats : il faut qu'il y ait de l'info et ensuite un lien avec l'actualité. »
Diantre ! À la lumière d'une telle ligne éditoriale, on s'étonne donc de ne pas trouver un long format sur la rapacité des grands patrons, gavant leurs actionnaires en licenciant à tout-va sur le dos du Covid (« actu » et « infos » garanties) ; ou, encore, dans un autre style, une enquête sur l'engagement de Patrick Drahi dans les enchères pour les fréquences 5G (« actu » et « infos » garanties aussi, prime « indépendance »).
En attendant que « Ligne rouge » franchisse le pas, nous serions plutôt tentés de considérer ses longs formats comme autant de réponses peu coûteuses aux principes du buzz et de la fait-diversion de la politique, recyclant les éternelles mêmes thématiques, les éternels mêmes angles et les analyses indigestes des éditocrates-maison, régulièrement mis à profit. Le tout pour un immense gâchis… quand bien même la rédactrice en chef s'enorgueillit des dispositifs, à l'instar de celui ayant encadré l' « enquête exceptionnelle » sur Carlos Ghosn, diffusée le 21 janvier 2019 :
Pour l'évasion de Carlos Ghosn, à ce moment-là, on a envoyé un JRI au Japon, un JRI en Turquie, et un autre au Liban !
Oubliant, modeste, de compléter le tableau de chasse… la présence de BFM-TV au Japon ayant en l'occurrence permis de tirer au clair un des éléments les plus savoureux de l'enquête judiciaire, aux côtés d'un restaurateur local : « [Carlos Ghosn] a mangé des brochettes de poulet et une salade. Son plat préféré ce sont les brochettes de poulet aux poireaux, et celles aux asperges avec du bacon. » [2]
Une débauche de moyens au moins aussi utile à l'intérêt général que celle qui déboucha, en janvier 2020, sur l'épisode « Léa Salamé en exclu au Liban ». Épisode qui restera en revanche dans les annales, pour avoir offert à chaque auditeur, quelques jours avant la tempête Covid, une tempête émotionnelle entre les rires et les larmes, payée par ses propres impôts [3].
Que ce soit donc au travers de courts ou de longs formats, BFM-TV ne semble jamais à court de recettes pour remplir son antenne à grand renfort de malinformation. Parfois jusqu'à la nausée. Exemple : le buzz se mariant divinement avec le voyeurisme, la chaîne d'info ne résiste pas à l'appât du feuilleton judiciaire. En particulier si l'enquête est longue, éprouvante et, à tout point de vue, sordide. Ce fut le cas de l'affaire Daval [4] ; c'est pourquoi BFM-TV décida, en toute délicatesse, d'en faire… une série. Au nom du journalisme :
Et pour mieux comprendre les enjeux, le caractère hors-norme de cette affaire, vous avez rendez-vous ce soir sur l'antenne de BFM-TV avec l'intégralité de « Daval, la série », les quatre épisodes ! Série que vous pouvez aussi retrouver en replay sur toutes les box et sur le site bfmtv.com. (Présentateur de BFM-TV, 20 novembre)
Une « série » donc, promue comme il se doit à coups de bandes annonces, diffusée jusqu'à plus soif sur la chaîne (en concurrence avec LCI qui produisit sa propre « série Daval » au même moment), scénarisée comme un polar avec ralentis sur fond de musique sinistre, et romancée à la manière d'un roman de gare :
Les équipes de Ligne Rouge proposent le récit de ce drame familial en quatre épisodes, racontés chacun par un des personnages clés de l'affaire : Épisode 1 : « Moi, Jonathann Daval » - raconté à la première personne à partir des éléments de l'enquête. Épisode 2 : « Le mensonge » - raconté par Jean-Pierre Fouillot, le père d'Alexia Daval. Épisode 3 : « Les aveux » - raconté par Randall Schwerdorffer, l'avocat de Jonathann Daval. Épisode 4 : « Le face-à-face » - raconté par Isabelle Fouillot, la mère d'Alexia Daval.
Si vous croyiez en avoir terminé avec les « drames familiaux », c'était sans compter sur BFM-TV. Et tant pis pour les féminicides. D'ailleurs, tant pis pour le traitement médiatique des violences sexistes en général, dont la chaîne pulvérise pour l'occasion un certain nombre d'acquis, n'hésitant pas à évoquer par exemple le « caractère rude » d'Alexia Fouillot, la fameuse « dispute de trop », sans compter l'iconographie, révélant une déontologie exemplaire :
De « séries » judiciaires indécentes en biopics complaisants de responsables politiques à la moralité douteuse, en passant par les feuilletons attachés à réhabiliter des « personnalités » dites « sulfureuses » (Bernard Tapie, Didier Raoult, Gérard Depardieu, etc.), les longs formats de BFM-TV semblent davantage annexés sur le degré de « scandale » et formatés pour le racolage plutôt que pour l'enquête documentaire. Les reportages thématiques (gilets jaunes, hôpital…) restent ainsi minoritaires – et du reste, non exempts de travers – dans un océan de vacuité. Comme quoi, la misère de l'information télévisuelle n'est pas qu'une affaire de manque de temps…
Pauline Perrenot (avec Antonin Padovani pour le montage)
[1] Comme nous l'écrivions à propos de l'un de ces longs formats intitulé « Qui a tué François Fillon ? ».
[2] Cité dans notre article « Affaire Carlos Ghosn : le journalisme se fait la malle », 24/02/20.
[3] Parce qu'on ne s'en lassera jamais, Léa Salamé à Carlos Ghosn : « Pour beaucoup d'enfants vous êtes l'homme qui a voyagé dans la malle. […] La malle, pas la malle ? […] Allez, un petit indice ? Tout le monde rêve de savoir ça ! »
[4] Jonathan Daval a assassiné sa compagne Alexia Fouillot avant de partiellement brûler son corps et de le dissimuler dans les bois.
Après avoir racheté le magazine Science et Vie en 2019, le groupe Reworld Media fait à nouveau ce qu'il sait faire de mieux : détruire le journalisme. Face au rouleau compresseur d'un groupe spécialisé dans la production industrielle de « contenu » et la marchandisation de l'information, la rédaction de Science et Vie se mobilise.
En septembre 2020, Reworld Media avait débarqué le directeur de la rédaction, Hervé Poirier, qui réclamait au groupe des garanties sur le maintien des effectifs et sur l'indépendance éditoriale des journalistes. La rédaction s'était alors mise en grève sur la base de ces deux revendications, comme l'explique la société des journalistes (SDJ) du magazine.
Les discussions entamées depuis n'ont pas abouti et la situation a même empiré. « L'équipe digitale de Reworld Media a totalement pris le contrôle du site internet, désormais alimenté par des chargés de contenus non-journalistes. Ces derniers ont désormais toute liberté de poster des contenus ou de republier et rééditer des articles du mensuel » explique la SDJ. Une motion de défiance a été votée à l'encontre de Karine Zagaroli, la directrice des rédactions, nouvellement nommée.
Une journaliste de Science et Vie, citée par Le Monde, évoque une situation calamiteuse :
Des « chargés de contenus » ont commencé à produire des « posts catastrophiques » sur le site, raconte une représentante de la SDJ du titre (à laquelle appartiennent aussi les rédacteurs de Science & Vie junior, Science & Vie Découvertes…). « On a vu des plagiats, des traductions de communiqués de presse, des erreurs, des articles sans enquête, des articles republiés tels quels plusieurs années après leur parution, détaille-t-elle. Une calamité qui décrédibilise le titre. »
Près des trois quarts de la rédaction de Science et Vie envisagent de quitter le titre, d'après France Inter. À l'initiative du collectif « Sauvons Science et Vie », une pétition a été lancée afin de soutenir les journalistes, ainsi que les salariés des autres titres du groupe, face à Reworld Media. Le collectif est également à l'initiative d'une tribune publiée sur le site du Monde, qui récapitule les enjeux et appelle à se mobiliser contre les pratiques brutales des propriétaires de médias, parfaitement illustrées par les agissements de Reworld Media ou encore Vincent Bolloré. Affaire à suivre…
Frédéric Lemaire
Trois ans après la révélation de l'« affaire » Weinstein et les mouvements de libération de la parole des femmes qui ont suivi, illustrés par les hashtags #BalanceTonPorc et #MeToo, le traitement médiatique des témoignages de harcèlements et agressions sexuels est toujours contestable [1]. Nouvelle illustration des écueils et des tares qui caractérisent trop souvent la couverture réservée à ces sujets, avec le dernier numéro de Diapason, un des titres du premier groupe de presse magazine en France, Reworld Media. [2]
En août 2019, l'agence Associated Press (AP) publie une longue dépêche révélant les accusations de harcèlements et agressions sexuels de 9 femmes qui ont travaillé avec Placido Domingo, star internationale de l'opéra. Un mois plus tard, la même agence publie une seconde enquête, réunissant des témoignages similaires de la part de 11 autres femmes.
Magazine spécialisé dans la musique classique, Diapason a choisi de traiter le sujet en « offrant » à l'accusé la Une de son dernier numéro (« Ténor, baryton, chef d'orchestre, objet de passion et de scandale. Une force nommée Placido Domingo »), ainsi qu'un dossier de sept pages à sa gloire et un éditorial pour le réhabiliter... tout en n'expliquant jamais réellement les accusations dont il est l'objet. Au final, un cas d'école des travers dans lesquels se vautrent certains médias quand il est question de violences faites aux femmes, a fortiori par des artistes.
Revendiquant 67 000 lecteurs, Diapason se veut la référence sur l'actualité de la musique classique. Il n'ignore donc rien des accusations qui pèsent sur Placido Domingo, longuement développées dans deux riches enquêtes de l'Associated Press (AP) en août et septembre 2019. Mais ses lecteurs et lectrices, en revanche, n'auront jamais le droit, dans ce numéro de 124 pages, à un quelconque descriptif des faits reprochés à Domingo [3]. Il leur faudra se contenter de savoir que des femmes, qui pour la plupart ont demandé à conserver l'anonymat, et qui n'ont pas initié d'action en justice, se plaignent de « la dernière légende vivante de l'opéra ». Ainsi la chronologie revenant sur la carrière de Domingo évoque-t-elle en ces termes les accusations :
Un article d'Associated Press produit les témoignages de neuf femmes (dont huit anonymes [4]) accusant Domingo de harcèlement sexuel et parfois d'entrave à leur carrière au cours des trente dernières années. Une quinzaine d'autres s'ajouteront au fil des mois (également anonymes, sauf deux), provenant en majorité d'artistes engagées dans les théâtres dirigés par Domingo. Si aucune plainte ne sera déposée et malgré les excuses présentées par le chanteur, le scandale pousse les salles américaines à annuler en masse ses engagements. Il se voit également contraint le 25 septembre d'annoncer son « retrait définitif » du Met de New York, et de démissionner le 2 octobre de la direction du Los Angeles Opera. [En 2020], après des enquêtes internes concluant à la vraisemblance des faits de harcèlement, Domingo réitère ses excuses tout en contestant les accusations d'abus de pouvoir. L'affaire reste sans suite judiciaire, mais les salles espagnoles et anglaises annulent à leur tour ses engagements.
Et le rédacteur en chef d'enfoncer le clou dans son éditorial :
Et surtout : est-ce à la presse (ou aux réseaux sociaux, à l'opinion publique, à la rumeur) de se substituer aux tribunaux ? Aucune condamnation pénale n'a été prononcée contre Placido Domingo, aucune plainte n'a même été déposée. Pourtant, il est reconnu coupable, forcément coupable. [...]
Le féminisme de progrès de la fin du siècle dernier aurait-il donc laissé la place à un féminisme de procès ? Peut-être, mais ce n'est pas sans raison. [...] Gare cependant à la publicité donnée à certaines dénonciations. Car à une époque où l'information circule à la vitesse de l'éclair, la présomption d'innocence, qui devrait être respectée autant que les plaintes des victimes, peut facilement se trouver bafouée par une forme de lynchage médiatico-numérique - celui-là même auquel, s'agissant de Domingo, nous refusons de participer.
Si le journal accompagne le dossier laudateur sur Domingo (voir plus bas) d'une enquête intitulée « #MeToo à l'opéra », ce n'est toujours pas pour y développer les faits, mais plutôt pour se placer du côté de l'accusé :
Sans qu'il soit évidemment question de se prononcer ici sur le fond d'affaires dont certaines ont fait l'objet de procédures judiciaires - mais pas toutes. Pas celles, en tout cas, regardant Placido Domingo, exemple caractéristique du « parole contre parole » où aucun élément de preuve n'a pu être apporté, ni aucune plainte déposée, tout se jouant au tribunal des médias et de l'opinion.
L'artiste y aura perdu honneur et carrière dans une partie du monde, ainsi que son poste de directeur de théâtre. Ces sanctions bafouant toute présomption d'innocence sont l'élément le plus contestable du mouvement numérique et social qui s'est reconnu sous le sigle #Metoo, exposé aux dérives moralistes et victimaires qui peuvent s'insinuer dans le combat pour les meilleures causes, de la lutte contre les violences à celle pour l'égalité.
Diapason poursuit en évoquant les plaintes déposées par Chloé Briot pour agressions sexuelles pour illustrer... les conséquences négatives endurées par l'homme qu'elle dénonce : « Il en a cuit [...] au baryton accusé par la soprano Chloé Briot de s'être livré, selon elle, à des attouchements et propos scabreux quand revenait une scène de sexe dans la production qu'ils partageaient. »
Et si d'autres comportements de Domingo sont rapportés, c'est pour mieux les banaliser. Ainsi le long baiser forcé sur scène d'une chanteuse qui ne s'en était pas plaint (en 2001) est-il cité pour illustrer le fait que « le donjuanisme [de Domingo] appartient en quelque sorte à la légende du monde lyrique ».
Édulcoration des faits, adoption du seul point de vue de l'agresseur présumé, banalisation des comportements reprochés à l'accusé : les écueils classiques du traitement médiatique des violences sexuelles faites aux femmes sont de sortie.
Mais en plus, le magazine tente de les légitimer.
C'est en toute conscience des accusations qui sont portées contre Domingo que Diapason a choisi de le célébrer en Une. Le rédacteur en chef du journal, Emmanuel Dupuy, justifie longuement ce choix dans son éditorial, dans lequel il convient que cette Une « ne sera sans doute pas du goût de tout le monde » :
La rédaction a choisi de consacrer sa « une » de janvier à un des plus grands artistes lyriques de sa génération. Malgré les accusations de harcèlement sexuel dont il est la cible ? Oui, et voici pourquoi.
En fait d'argumentaire soigné, on retrouve quelques poncifs alignés sous forme de catalogue d'excuses.
1. Il faut séparer l'homme de l'artiste ©
Oui mais : Placido Domingo était un grand chanteur. C'est tout ? C'est tout :
[Domingo], on le sait, fait l'objet aux États-Unis de plusieurs accusations d'abus sexuel. Devions-nous, malgré ces péripéties, ne pas célébrer un des plus considérables chanteurs (mais aussi chef, directeur de théâtre, découvreur de talents) de tout l'après-guerre ? Un des artistes les plus aimés du public, dont le nom suffit à remplir les salles partout où l'on veut encore de lui, faisant délirer les foules à chacune de ses apparitions. Séparer l'homme de l'artiste : un peu facile nous dira-t-on. Mais quand bien même Placido Domingo se serait mal comporté - ce que l'on se gardera de contester ou d'attester -, cela nous autoriserait-il à rayer d'un trait de plume six décennies d'une carrière colossale ?
Bel euphémisme que de réduire les accusations de harcèlement et agressions sexuelles au fait de s'être « mal comporté » ou à des « péripéties ». Et tant pis s'il y a un monde entre « rayer la carrière de Domingo » et lui offrir la Une [5].
2. Et dire qu'à quelques années près on aurait eu la conscience tranquille
Oui mais : à l'époque, vous savez...
Placido Domingo, en outre, paie probablement le prix de son exceptionnelle longévité. Il est en effet le vestige d'une époque où, si les mœurs pouvaient paraître plus libres, les relations hommes-femmes étaient sans doute moins respectueuses du désir de l'autre. Cela ne le dédouane évidemment pas de ses responsabilités, ni ne minimise la souffrance de celles qui auraient pu alors se sentir blessées. Mais eût-il quitté la scène la soixantaine passée, comme la plupart de ses collègues, ses histoires de coulisses appartiendraient à la légende du séducteur - et on n'aurait jamais entendu parler d'une « affaire Domingo ».
Ou comment réussir, en quatre phrases, à :
- renverser les rôles et placer l'accusé en victime (de sa longévité) ;
- légitimer les violences sexuelles au titre de « l'époque » ;
- invisibiliser les violences sexuelles faites aux femmes en les noyant dans « les relations hommes-femmes » ;
- se lamenter que des informations aient été rendues publiques, écornant ainsi « la légende du séducteur ». Traduisons-les : « À peu de choses près, les 20 femmes n'auraient peut-être pas témoigné, l'AP n'aurait pas enquêté. C'aurait été tellement mieux. Signé Emmanuel Dupuy, journaliste. »
Dans un autre article, Diapason interroge (sans apporter de réponse) : « Faut-il excuser, comme semblait d'abord le réclamer Domingo, les comportements des aînés au titre d'un regard social qui aurait changé ? »
3. Le harcèlement sexuel, c'est pas une sinécure
Oui mais : peut-on jamais savoir si une personne est consentante ?
Les accusatrices accusent, l'accusé nie, tout en présentant ses excuses, ce qui n'est certes pas la plus habile des défenses. Où se situe la vérité ? Dans la zone grise des relations sexuelles entre adultes, celle-ci ne tient parfois qu'à un fil. [...] Ces affaires posent aussi la question ô combien délicate du consentement, domaine dont les frontières ont souvent l'épaisseur d'une feuille de papier à musique. Où s'arrête la drague lourde ? Où commencent l'abus et le harcèlement ?
Déterminé à trouver des excuses à Domingo, sans remettre en cause la sincérité des accusatrices, Diapason en arrive à justifier les faits qui sont reprochés au chanteur (y compris des attouchements sexuels) par une incapacité à déterminer ce qui serait autorisé ou non. Compte tenu du nombre de témoignages (une vingtaine d'accusatrices et une trentaine de témoins de situation de harcèlement), le magazine du groupe Reworld Media aurait été mieux inspiré de regarder le documentaire diffusé cet été sur France 2 sur le sexe sans consentement [6], rappelant que cette question n'a en réalité rien de compliqué pour qui ne cherche pas à tout prix à dédouaner un agresseur sexuel présumé.
4. Les femmes raisonnables choisissent de consentir
Oui mais : il y a des couples qui se forment au travail. Et Diapason de conter l'histoire d'une chanteuse « courtisée » par un chef d'orchestre lors d'un spectacle :
Aurait-elle dû porter plainte ? C'était une hypothèse, mais nullement son choix : au procès elle préféra le mariage. [...] Depuis, ils vivent heureux et ont de beaux enfants.
De là à suggérer que le problème vient des victimes d'agressions sexuelles, qui devraient plutôt « choisir » de ne pas en vouloir à leur harceleur de les avoir harcelées...
L'honneur de Domingo rétabli, il ne reste plus qu'à vanter ses mérites d'artiste. Voilà qui sera fait avec un long dossier illustré de 10 photos (dont une pleine page, en plus de la Une), sobrement titré « Roi déchu mais debout », dans lequel Diapason célèbre « la dernière légende vivante de l'opéra ». Et si le journaliste rend compte de façon transparente des exigences de l'équipe de communication de Domingo concernant l'interview (« éviter les sujets qui fâchent »), c'est pour mieux justifier d'y avoir accédé :
La tentation de passer outre [l'interdiction d'évoquer « les sujets qui fâchent »] est d'abord irrésistible, mais la présence tout au long de l'échange de Madame Domingo, Marta Ornelas, son épouse depuis bientôt cinquante-huit ans, condamne toute chance de réponse. Et surtout, que reste-t-il à ajouter ? C'est probablement dans ses deux communiqués de février dernier que le chanteur s'est exprimé avec la plus grande sincérité.
Après avoir justifié son refus de produire de l'information digne de ce nom, Diapason le met en application. Première question posée à Domingo : « Mais quel est votre secret, pour maintenir cette forme physique et vocale que beaucoup n'ont plus à soixante ans, et pour l'avoir même retrouvée au bout de quelques mois après une maladie dont les séquelles sont justement d'ordre respiratoire et musculaire ? Une discipline sportive et diététique de fer ? »
Le traitement par Diapason des accusations portées à l'encontre de Placido Domingo est symptomatique des errances dont se rendent trop souvent coupables les médias français, et que nous avons déjà soulignées plusieurs fois : édulcorer à outrance le récit des faits ; minimiser les agressions (au titre de l'époque, de la « complexité » des relations hommes-femmes...) ; prétendre faire le tour de la question en ne donnant pourtant la parole qu'à l'accusé (dont les communiqués sont cités), et jamais aux victimes déclarées.
On peut y avoir également la confirmation du constat que nous dressions en 2018 au sujet de l'actionnaire de Diapason, Reworld Media, « dont les pratiques sont orientées uniquement vers la satisfaction des annonceurs et dépouillées de toute ambition journalistique, même feinte » [7]. Un constat alarmant quand on sait que Reworld Media, qui peut compter sur la présence au sein de son conseil d'administration de Fleur Pellerin, ancienne ministre de la Culture et de la Communication, est aujourd'hui le premier groupe de presse magazine en France.
Vivien Bernard
[1] Lire à ce propos notre article : « Mots médiatiques : du "drame familial" au "féminicide" ».
[3] 20 femmes accusent Domingo de harcèlement sexuel et de représailles professionnelles en cas de refus de céder à ses avances, une explique avoir finalement accepté de coucher avec lui de peur de compromettre sa carrière, et plusieurs évoquent en outre des agressions sexuelles (attouchement sur les seins, caresses sur les jambes, baisers forcés). Par ailleurs une demi-douzaine de femmes ont déclaré avoir été mises mal à l'aise par un comportement déplacé de Domingo et une trentaine d'autres personnes se sont dites témoin de harcèlement et de comportements sexuels inappropriés.
[4] Tous les passages en gras sont soulignés par Acrimed.
[5] A fortiori en y résumant les accusations à l'encontre de Domingo à ce qu'il serait un « objet de passion et de scandale ».
[6] Signalé par Aliette de Laleu sur Twitter.
[7] Concernant Diapason, on peine parfois à distinguer ce qui relève de l'information ou du commerce de CDs, au milieu d'une bonne vingtaine de pages de publicité.
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